04/02/2008

L'EMEUTE DE 1907 A RAON L'ETAPE






""" Une civilisation est un héritage de coutumes et de connaissances lentement acquises au cours des siècles, difficiles parfois à justifier par la logique mais qui se justifient d'elles-mêmes, puisqu'elles ouvrent à l'homme son étendue intérieure."""

A.de St-Exupéry

L'émeute de 1907
LES GREVES
Préambule

Après la parution d’une Loi du 21 mars 1884 concernant le syndicalisme professionnel, le début du XXe siècle connaît sur la base des libertés d’associations, un développement conséquent du mouvement syndical. Les conditions de travail comme partout à cette époque, sont très dures et naturellement des revendications apparaissent, prises en charge par un syndicat mais bien entendu non reconnu par le patronat.

L’année 1906 est ainsi marquée par des grèves assez violentes qui se déclenchent en Lorraine. Les Vosges faisant partie des six départements les plus industrialisés et concentrés de France, sa population n'en est pas moins active en marquant son mécontentement par ces grèves dures notamment aux carrières RAMU qui dure sept mois entre 1905 et 1906 puis aux usines AMOS & Cie de Laneuveville-lès-Raon (88). - Commune ayant pris actuellement l'appellation de Raon l’Etape.

A la chaussonnerie AMOS, un syndicat se crée provoquant la colère du dirigeant, monsieur Frédéric AMOS n'admettant pas la contrariété. La création d’un tel syndicat ne peut qu’être le résultat d’une main « étrangère » ; et l’Est Républicain du 30 juillet 1907 mentionne : « Cette fabrique occupe environ 1000 ouvriers et ouvrières. La plupart sont du pays mais il s’y trouve un élément étranger qui, depuis quelques temps, manifestait des signes d’effervescence ».

A l’origine de la grève, les revendications sont d’ordre professionnel : tableaux par ateliers avec noms des ouvriers, heures de travail de ceux effectuant des tâches à la pièce puis à la journée, augmentation de 10%, journée de 10 heures et suppression d’amendes (les règlements intérieurs d’entreprises sont très stricts et assujettis sévèrement les salariés) et la reconnaissance du syndicat.

La grève dure et prend un caractère très fort. Dans ce contexte, un incident la radicalise encore. L’Est du 27 juillet relate que « Le feu, paraît-il, mis au poudres par un geste involontaire que fait monsieur AMOS en discutant au milieu de ses ouvrières et qui, par malheur, a pour résultat immédiat de toucher l’une d’elles au visage. C’est assez pour déchaîner les colères. Monsieur AMOS doit même quitter Laneuveville. Il remet ses pouvoirs à monsieur BRAJON qui reçoit pour mission de traiter avec les délégués... ».

Or, celui-ci, conseiller d’arrondissement, selon l’Est du 30 juillet « fait ressortir aux délégués qu’il n’est chargé d’aucune mission par monsieur AMOS . Que ce dernier ne lui laisse aucun pouvoir... » et de plus, ce négociateur sans pouvoir « fait remarquer aux délégués que BOUDOUX, secrétaire des syndicats de M. & M. n’a pas à intervenir en aucune façon dans les questions pendantes ».

A Raon l’Étape (88), les carrières de trapp RAMU sont donc les premières à se mettre en grève suivies par les établissements AMOS & Cie de Laneuveville-lès-Raon (88), cette dernière étant la plus importante usine nationale de chaussons.

Les ouvriers en chaussures réclament un salaire minimum de 32 centimes de l’heure, la journée de 10 heures et la suppression des amendes. La direction refuse leurs demandes ainsi ils cessent le travail le 16 juillet. La population de Raon l’Étape comme celle d’Étival Clairefontaine (88) participe concrètement en apportant aux grévistes leur soutien notamment en donnant aux collectes. Dans leur lutte, les ouvrières sont soutenues par l’institutrice Gabrielle PETIT, née dans le Cantal en 1860, militante féministe des milieux populaires aux revendications révolutionnaires pour l’époque qui vient à leur rencontre lors de ces grèves AMOS. Le préfet fait envoyer des bataillons de Chasseurs, le 2ème de Lunéville et le 20ème Baccarat ainsi que deux escadrons du 17ème chasseurs à pied de Lunéville (54).

EVOLUTION DES GREVES
14 avril 1907

Frédéric AMOS licencie une travailleuse et précipite dans la misère une famille invoquant comme motif que son mari distribue l'édition "L'Ouvrier Vosgien".
1er mai 1907
Une manifestation importante a lieu à Etival-Clairefontaine, organisée par les papetiers où quatre ouvriers sont licenciés pour y avoir participé.
9 juin 1907
Le syndicat de la chaussure puis les parties similaires de Laneuveville-lès-Raon s'adhèrent à la C.G.T.
23 juin 1907
Monsieur MARCHAL, papetier à Etival-Clairefontaine est présenté comme candidat socialiste à Raon l'Etape pour le conseil général décevant ainsi monsieur AMOS et ses amis radicaux.
6 juillet 1907
Monsieur SELLENET Jules dit BOUDOUX Françis surnommé aussi "Jean le vieux", militant anarchiste, antimilitariste et anarcho-syndicaliste français et secrétaire de l'union des syndicats de Meurthe & Moselle, tient conférence à Raon l'Etape sur le syndicalisme et la défense des ouvriers.
16 juillet 1907
Au matin de ce jour, AMOS Frédéric renvoie monsieur FRANCOIS contremaître, qu'il soupçonne de vendre à son profit des déchets de fabrication. Mais quarante ouvrières de l'atelier de ce dernier estiment qu'il s'agit d'un licenciement sévèrement abusif. Celles-ci demandent une réintégration de monsieur FRANCOIS mais sollicitation refusée par AMOS Frédéric entraînant aussitôt une grève par ces femmes. A la suite puis dans l'après-midi, des ouvriers font sauter les courroies de transmission de la force motrice, paralysant l'usine. Sur ces faits, monsieur AMOS ferme l'usine.
18 juillet 1907
BOUDOUX fête son anniversaire, né le 17 juillet 1881 à Saint-Etienne (42). Dès son arrivée à Laneuville-lès-Raon, il tient pension au café THOMAS du Joli Bois. (Tenant un rôle majeur dans la conduite de la grève AMOS, son procès lui vaudra six mois de prison avec cent francs d'amende pour provocation au meurtre des non grévistes). A Laneuveville, la grève poursuit son organisation. Les grévistes se rassemblent quotidiennement au Pré du Taureau situé à proximité de la gare. BOUDOUX anime les discutions. La première semaine est calme.
21 juillet 1907
Madame PETIT Gabrielle anime aussi une conférence devant six cent personnes. Cette femme sera active à Raon pendant toute la durée de la guerre.
Cette même nuit vers 4 heures, les vannes du bief fournissant l'eau à l'usine AMOS sont sabotées causant l'arrêt de l'usine.

22 juillet 1907
Dans la matinée et pour la seconde fois, monsieur Frédéric AMOS frappe d'un coup de poing au visage une gréviste. Suite à son geste, AMOS est invité et conseillé par son ami le sous-préfet de Saint-Dié, monsieur MATHIVET, à quitter la localité pour se rendre sur Lunéville.
Durant ce temps, la grève continue et une baraque en bois est implantée sur le pré communal du Taureau où la distribution gratuite de vivres est effectuée dûe aux syndicats de la région et aux collectes locales : 100 grammes de viande, une livre de pain et de pomme de terre par personne.
L'administration quant à elle, dépêche un capitaine de 38 ans à Raon l'Etape. Il s'agit de TAVERNIER Emile qui arrive le matin pour se mettre à sa tâche.
A 13 heures 30, cet officier donne l'ordre aux gendarmes de faciliter l'entrée de l'usine AMOS à trois comptables désirant se rendre au travail malgré la grève en cours et bloqués par 300 personnes dont 200 femmes étroitement enlacées par la taille. Ce qui a pour effet de provoquer une manifestation. En réplique, des barricades sont élevées. Des groupes de 25 à 30 femmes se forment afin de porter des poutres en fer pour les empiler. Puis certaines de celles-ci s'emparent d'une porte de chantier comme bouclier destinée à coincer le détachement de gendarmerie contre un mur. Les militaires libérant les lieux, la rue est barricadée à chaque extrémité de l'entrée principale de l'usine.
23 juillet 1907
Le recours demandé au juge de paix par les ouvriers est refusé catégoriquement par AMOS Frédéric et l'effectif de la gendarmerie est renforcé : 40 hommes dont 22 à cheval commandés par le capitaine TAVERNIER.
24 juillet 1907
Des revendications secondaires sont acceptées par AMOS sur conseils du conseiller d'arrondissement BRAJON et le député FLEURENT afin de débloquer la situation.
25 juillet 1907
Journée calme.
Le capitaine TAVERNIER assiste sans discrétion à chaque réunion des grévistes. Portant contradiction aux orateurs, il se laisse injurier.
Nuit du 25 au 26 juillet 1907
Les lignes téléphoniques de l'usine AMOS à la poste sont coupées et de nouvelles barricades sont érigées.
27 juillet 1907
Les grévistes manifestent vers 17 heures devant les domiciles de messieurs BRAJON et FLEURENT. Ce dernier demande même au sous-préfet METHIVET qui dort cette nuit à Raon l'Etape pour préparer les élections, à être protégé. La troupe est réquisitionnée.
Journée du dimanche 28 juillet 1907
Ce jour avec la troupe de Lunéville et Baccarat, en plus des gendarmes, ce sont 1050 hommes qui prennent position à Raon l'Etape. A 6 heures, l'escadron du 17ème groupe de Chasseurs de Lunéville arrive. Il est employé à démonter les barricades près de l'usine AMOS. Le sous-préfet surveille les opérations. Sous des huées et cris hostiles, ce travail est achevé à 12 heures 30.
A 11 heures, le sous-préfet avait convoqué messieurs THIRION Modeste président du syndicat et VALENTIN Mathieu afin de leur signifier l'interdiction de manifestation sur la voie publique, n'autorisant que des groupes composés de 25 à 30 personnes à se rendre au Pré Taureau. En fin de matinée, le sous-préfet s'en retourne sur Saint-Dié pour centraliser les élections en cours laissant les affaires en mains au capitaine TAVERNIER.
Vers 14 heures 45 alors que le capitaine TAVERNEIR se trouve en mairie avec le capitaine PAYN des Chasseurs à pied puis monsieur TROESCH commissaire spécial, il constate la présence de 500 à 600 manifestants défilant pacifiquement dans les rues.


Face au cortège de ces grévistes, un capitaine de gendarmerie les prévient : " qu'ils aient marcher par petits paquets " (E.R. du 30.07.1907). Toujours selon l'Est Républicain, les grévistes : " croient, parait-il, que l'officier veut leur enlever leur bannière rouge syndicale. Ils entourent le malheureux capitaine, qu'ils assomment. "
Dans le cadre de ce conflit social, il se comporte comme sur le champ de bataille, tenant pour marquer sa suprématie, à s'emparer du drapeau de ceux qu'il considèrent comme ennemi, le syndicat.


TEMOIGNAGE DE MADAME VILLEVIEILLE PARU DANS L'EST REPUBLICAIN (01.08.1907)

""" J'arrivais sur le pont de Laneuveville lorsque j'ai vu venir à moi le cortège des grévistes. Je me suis arrêtée pour me joindre à des camarades car je travaille également chez Amos... M'apercevant que la personne (madame PETIT Gabrielle) qui portait la bannière était étrangère à l'usine, je la lui ai prise des mains et je me suis placée en tête de la manifestation. C'est donc moi qui portais la bannière syndicale quand nous sommes arrivés rue Jules Ferry... J'affirme que le capitaine de gendarmerie s'est précipité vers moi pour s'emparer du drapeau. Sur le pont de la Meurthe d'ailleurs, il avait déjà tenté de me l'enlever mais des hommes qui m'entouraient l'en avaient empêché... A ce moment, le tramway arrive mais voyant la situation, le chauffeur fait marche arrière et rentre à la gare, route de Celles; """

Alors que ce dimanche 28 juillet 1907, dans l’après-midi, il est 15 heures. Le soleil comme depuis une semaine est implacable. C'est un jour d'élection et c'est aussi la sortie des vêpres. De nombreux raonnais déambulent, ils vont voter ou sortent de l'église, endimanchés, coiffés de leur canotier, accompagnés de leurs femmes sous leurs ombrelles et enfants. Quant aux grévistes, ils défilent donc dans les rues.
A 15 heures 15, le drame se noue. L'attitude provocatrice de TAVERNIER provoque des conséquences tragiques. Une pièce de bois est posée entre des rails du tramway par des manifestants, prélude à la construction d'une barricade. Le capitaine est molesté puis frappé. Deux gendarmes le secourent, bientôt aidés par un poste de chasseurs à cheval. Lors de la première charge, un chasseur est désarçonné. Il tombe et il est molesté. Valentin MATHIEU dit "Riquiou" s'empare du sabre.
Au vue de la situation jugé grave, le sous-préfet puis le préfet sont avisés mais trop tard pour intervenir. Pendant ce temps, TAVERNIER, dégagé, se retire jusqu'à la rue Thiers (rue Charles Weill en 1977). Les grévistes édifient deux barricades. Une en face de l’Hôtel de Ville de Raon l’Étape et l'autre à trente mètres. Elles sont légères mais gêne fortement toute manoeuvre de la cavalerie. Le capitaine veut parlementer mais il est accueilli par une grêle de pierres. Il se réfugie au coin de la rue Jules Ferry pendant une heure où il élabore une stratégie pour bloquer les grévistes. Il feint de reculer pour attirer les manifestants en dehors des barricades afin de les prendre à revers avec la cavalerie.
Cette manoeuvre aurait pu réussir si la cavalerie n'avait pas chargé trop tardivement. Les manifestants se replient puis profitent pour ériger une nouvelle barricade rue Thiers. TAVERNIER décide de passer alors à l'offensive.

A 16 heures 02, la cavalerie charge.
A 16 heures 20, l'émeute est terminée.

Une mêlée générale s’en suit durant laquelle les cavaliers ripostent et charge au moyen des sabres afin de déblayer la chaussée jusqu’au moment soit une salve à blanc ou un coup de feu malencontreux est tiré provoquant l’usage des armes. Une fusillade générale retentie. Les grévistes se dispersent enfin mais côté manifestants, trois ouvriers trouveront la mort et il est dénombré également une cinquantaine de victimes.
15 gendarmes dont deux officiers sont blessés. Parmi les décès, il y a Charles THIRION, manoeuvre, le poumon gauche perforé par une balle. CORDONNIER Édouard, 27 ans, qui succombera de ses blessures. Frappé d'une balle dans le pariétal gauche, trépané le 30 juillet, il meurt le 20 août 1907. CHARLIER, 19 ans, aide-sagard à La Trouche, une balle dans la dixième côte. Ce sont les docteurs raonnais qui soignent les blessés de la bagarre.

Dans la journée du 29 juillet, des scènes analogues se reproduisent mais sans gravité majeure. Officiers, gendarmes et Chasseurs ne s'aventurent pas dans les communes ou ne sortent qu’en groupes armés. Ils se font huer aux cris de " Vive le 17ème du midi ! A bas le 17ème de l'Est ". Des barricades sont encore dressées devant la gare et l’hôtel situé en face où se sont réfugiés le Préfet, le sous-Préfet et le capitaine de gendarmerie blessé, gardés par des forces importantes.
La plupart des habitations portent le drapeau tricolore crêpé de noir. Les boutiques sont fermées. Une pancarte est apposée à l'endroit où est mort THIRION : " Aux camarades morts en défendant leurs endroits, nous jurons une éclatante vengeance. "

30 juillet 1907
La chaleur laisse place à un orage incessant de 8 à 11 heures. Néanmoins, des patrouilles effectuent avec difficultés une surveillance des rues malgré les tessons de bouteilles jonchant le sol pour blesser les chevaux. Après ces évènements, dans la matinée, des accords se font en préfecture de Lunéville (54) sur de principaux points entre la délégation ouvrière et AMOS. Mais en début d'après-midi, cette délégation ouvrière ratant son train pour le retour sur Raon l'Etape, une inquiétude se crée croyant à l'arrestation de ceux-ci. A 14 heures, une réunion au Pré du Taureau rassemble 3000 personnes. Les grévistes défilent ensuite en silence branlant un drapeau noir portant inscriptions : A la mémoire des assassinés. A 19 heures 30, les délégués ainsi arrivés, 1200 personnes assistent sous les halles à 21 heures au détail du contrat établit et se donnent rendez-vous concernant les obsèques de Charles THIRION.
31 juillet 1907
A 8 heures, les premières délégations de toute la région arrivent en gare de Laneuveville. 600 personnes de celle d'Etival sont porteurs de cravates rouges. Lors de l’enterrement des deux ouvriers, le drapeau noir est arboré. La mairie de Raon l’Étape gérée par son élu ADAM, contribue aux frais d’obsèques de cet évènement tragique alors que celle de Laneuveville-lès-Raon refuse même la participation de sa fanfare. Après le service funèbre, un cortège de 10000 personnes se rend au cimetière de la rive droite. Arrivé devant la fosse, la mère de la victime s'évanouit puis adresse des adieux à son enfant. Sept orateurs se succèdent dont Jules SELLENET dît BOUDOUX Francis, qui est aussi présent pour prononcer un discours.

La commune est ensuite surveillée et gardée par des militaires.
La grève cesse le 1er août 1907 et le travail reprend le 2 de ce mois mais une autre a lieu du 20 au 29 septembre sans que des évènements graves aient lieu